“Parfois, on aimerait se laisser aller, être enlacée et aimée. Mais je dois être forte pour mes enfants”
Ludwig Mkrtchyan a été fait prisonnier le 12 octobre 2020 pendant la guerre des 44 jours en Artsakh. À partir de ce jour-là, sa famille n’a plus eu contact de avec lui. Suite au cessez-le-feu du 9 novembre 2020, la déclaration tripartite prévoyait un échange de tous les prisonniers de guerre. Ludwig, contrairement aux autres prisonniers capturés avant le 9 novembre 2020, n’a pas été remis à l’Arménie. Plus encore, un tribunal azéri l’a condamné à 20 ans de prison, la peine la plus lourde. Et pourtant, ce n’est pas un militaire de carrière ou un haut gradé.
Il s’est engagé en tant que réserviste pour ne pas perdre l’Artsakh arménien, comme le Nakhitchevan, une autre région autonome arménienne placée au sein de l'Azerbaïdjan soviétique, a été perdu. Contrairement à l’Artsakh, le Nakhitchevan a été vidée de sa population arménienne à l’époque soviétique.
Ludwig sait bien ce que c’est que de perdre sa patrie, sa maison. Il est né en 1969 au Nakhitchevan, dans la ville d’Aznaberd, la dernière ville arménienne à se vider de sa population arménienne.
Aznaberd avait plusieurs églises médiévales : le monastère Saint-Tovma (X s.), les églises Saint-Hovhannes (XII s.) et Saint-Grigor (XII s.), la chapelle Saint Hakob. Elles ont toutes été détruites entre 2001 et 2011 de façon délibérée par les autorités azéries dans leur politique d'effacement de toute trace arménienne au Nakhitchevan, en Artsakh et dans les autres parties du territoire actuel de l’Azerbaïdjan.
Peu après sa naissance, la famille de Ludwig a fui d’Aznaberd à Yeghegnadzor en Arménie. Comme sa famille était modeste, ils n’ont pu que trouver une maison à moitié construite pour y vivre. Ludwig a passé toute sa vie à essayer de réparer la maison et à créer de bonnes conditions de vie pour sa famille. Son grand rêve était d'avoir sa propre maison un jour.
Ce rêve est devenu un objectif lorsqu'il a épousé Hranoush : ils souhaitaient tous les deux que leurs enfants grandissent dans leur propre maison, sans jamais avoir peur d'être sans abri et de se retrouver à la rue.
Après de nombreuses années de travail, Ludwig et sa femme Hranoush ont enfin pu acheter un appartement grâce à un prêt bancaire… Mais Ludwig n'a même pas pu vivre dans son appartement de rêve pendant un an.
Le 27 septembre 2020, lorsque l'Azerbaïdjan a déclenché une guerre le long de toute la frontière de l'Artsakh, et comme de nombreux Arméniens, Ludwig, traumatisé par la perte de sa patrie au Nakhitchevan, a rejoint la défense de l'Artsakh.
« On nous a dit qu'il était mort... Que son corps n'était pas là... Les voisins sont venus exprimer leurs condoléances, mais je ne comprenais pas pourquoi. Mes deux enfants et moi n'arrivions pas à accepter cette information », souligne son épouse Hranoush.
La fille de Ludwig, Svetlana, passait ses jours à regarder des vidéos et des photos sur les chaînes Telegram azerbaïdjanaises, à la recherche de son père ou, aussi douloureux que cela puisse paraître, de son corps... A l’époque, les Azéris mettaient en ligne beaucoup de vidéos de tortures et de captures des Arméniens.
« Elle n'avait plus peur. Elle avait vu tant de traitements inhumains et cruels sur internet. C’est comme si son cœur s'était glacé... C’est le 13 novembre qu’elle a vu une vidéo où nous avons reconnu Ludwig», explique Hranoush. Puis c’est le Comité international de la Croix-Rouge qui a confirmé que Ludwig était en effet en captivité en Azerbaïdjan.
Lorsqu'on lui demande de décrire Ludwig en une phrase, Hranoush répond : « Un Homme avec un grand H ». Il y avait d'autres prisonniers avec Ludwig qui sont déjà rentrés chez eux. Beaucoup d'entre eux, lorsqu'ils sont revenus en Arménie, ont rendu visite à la famille de Ludwig et leur ont exprimé leur gratitude, en disant qu'ils n'avaient jamais rencontré une personne aussi gentille et attentionnée que lui et que sans Ludwig, ils n'auraient probablement pas eu la force nécessaire de surmonter de telles épreuves.
"Il les a beaucoup aidés, les a protégés, les a soutenus psychologiquement. Sur son lieu de travail, avec son entourage, partout, Ludwig était une personne modeste. S'il le pouvait, il aidait les gens, s'il ne le pouvait pas, il ne dérangeait pas. La famille était la chose la plus importante pour lui. Nous travaillions tous les deux et, en fait, nous avons toujours connu des difficultés financières dans tous les domaines de la vie. Ludwig a d'abord travaillé comme cordonnier, puis comme maçon, et je suis une personne handicapée. Bien que j'aie presque toujours travaillé, nous n'avons jamais eu des salaires élevés. Nous passions des journées entières à nous soucier de notre famille et à prendre soin de nos enfants. C'est une personne très altruiste. Parfois, lorsque nous cuisinions de bons plats ou achetions quelque chose de spécial et que nous gardions une portion pour qu'il mange lorsqu’il rentrait à la maison, il disait : "Je n'en veux pas, laisse les enfants le manger." Dans toutes les situations, il se privait de tout et disait : "Il vaut mieux dépenser cet argent pour les enfants", raconte sa femme.
Au début, Hranoush avoue avoir été complètement perdue et en dépression profonde, car elle a dû s’occuper de la famille toute seule. Un jour, son fils de 14 ans lui a demandé : "Maman, avons-nous de l'argent pour acheter du pain?". Cette question a ramené Hranoush à la réalité. Elle s’est ressaisie et a découvert en elle une force dont elle n'avait aucune idée auparavant.
Secrètement, loin des enfants, elle se rend dans la salle de bains et lit les lettres de Ludwig que le Comité international de la Croix-Rouge lui remet, essayant ainsi d'apaiser sa nostalgie. Elle pleure dans la salle de bains, revit ces moments, puis sèche ses larmes, se lave le visage et sort pour que les enfants ne la voient pas faible et sans défense. Plus de vingt ans de mariage n'ont pas affaibli leur amour l'un pour l'autre. Au contraire, leur amour est plus fort que jamais.
Aujourd'hui, Hranoush s'occupe de tout, du prêt bancaire, des enfants et essaie de faire tout ce qui est en son pouvoir pour que leurs enfants n’aient jamais honte et ne ressentent jamais l'absence de leur père. Sa famille ne reçoit qu'occasionnellement un soutien ponctuel de personnes ou d'organisations bienveillantes, que la famille utilise pour rembourser le prêt immobilier. Le fils va terminer ses études cette année. Hranoush essaie de faire tout son possible pour pouvoir offrir à son fils une formation dans une école de médecine. La fille étudiait également à l'université, dans le département de vinification, mais elle n'a pas pu poursuivre ses études, car c'était au moment où son père a été capturé et où sa famille traversait une période difficile, tant sur le plan psychologique que financier.
"Je n'avais aucune idée que j'avais autant de force en moi. Il est très difficile d'être une femme seule avec deux enfants. Par exemple, lorsque ma fille s'est fiancée, j'avais vraiment envie que mon mari soit à mes côtés. Selon la tradition arménienne, c'est le père de la fille qui sert le cognac lors des fiançailles. Dans notre cas, nous avons confié cette responsabilité à mon fils. J'imagine le futur mariage de ma fille, je pense au moment où ils annonceront que les parents doivent entrer dans la salle, comment vais-je y entrer seule ? Comment vais-je y entrer en tant que mère, père ou seul parent ... C'est très triste pour notre vie de famille. Parfois, on aimerait se laisser aller, être enlacée et aimée. Mais je dois être forte pour mes enfants... Ludwig n’avait pas l'habitude de faire de grandes déclarations d'amour. Il était très réservé et modeste. Il ne m'a dit qu'une seule fois qu'il m'aimait, lorsque nous devions nous marier. Et maintenant, il écrit dans chaque lettre : Je t'aime, tu me manques. Je pensais que tu étais à mes côtés depuis si longtemps sans me dire que tu m'aimes, et maintenant toute l'Arménie et l'Azerbaïdjan ont appris que tu m'aimes (rires)... C’est la seule chose positive dans tout cela ", dit Hranoush.
Ludwig Mkrtchyan a été condamné à 20 ans de prison en Azerbaïdjan, dont 10 ans dans une colonie pénitentiaire sous régime strict. Chaque mois, le Comité international de la Croix-Rouge organise un appel téléphonique entre la famille et Ludwig et leur montre également des vidéos. Ni ses avocats en Arménie, ni la Croix-Rouge, ne savent pourquoi il a été condamné à 20 ans de prison. Ludwig, ce témoin vivant du nettoyage ethnique du Nakhitchevan arménien, qui est en train de se répéter désormais en Artsakh.